Le Lion d’Armorique

(English version)

Le lion se trouve au milieu du sentier. Beige pale. Silencieux. Pas particulièrement imposant. Mais à deux heures du matin dans un bois près de Séné dans le golfe du Morbihan, ça fait son petit effet.

La course est partie de Vannes à 19 heures il y a deux jours. C’est la première fois que je vais dépasser les 100 kilomètres. Le grand raid du Golfe du Morbihan en compte 177. Un triple un en unités impériales, 111 miles. Cette course est importante à plus d’un titre. La distance est bien entendu un facteur. Ayant commencé à courir il y a une dizaine d’années, je n’ai eu de cesse d’augmenter la durée de ces courses extrêmes, moitié événements sportifs moitié aventures. Ensuite j’adore l’endroit. Ma famille est originaire du Morbihan, où, enfant, j’ai passé toutes mes vacances de printemps. Adolescent, j’ai suivi à pied et en stop les traces des Armoricains, des Celtes et de Merlin. Longtemps j’ai rêvé que j’y achèterais une grande baraque pour en faire une demeure familiale pérenne, moi qui ai déménagé 16 fois avant mon 18e anniversaire. En fait cela fait vingt-cinq ans que je n’ai pas remis les pieds en Bretagne… Pour finir, l’année a été difficile ; ma vie transformée, et pas nécessairement dans le bon sens. Mes entraînements s’en sont ressentis, ainsi que mes performances en course. Je me sens stressé, âgé, incapable.

Ces quelques jours de dépaysement et d’effort sont donc les bienvenus. Comme d’habitude, les premiers kilomètres sont difficiles. Les jambes sont lourdes. Mais l’enthousiasme collectif m’aide à surmonter cette phase délicate. Il y avait un peu plus de 1 200 participants au départ. Cela va des coureurs redoutables, capables de passer dix heures sans dévier d’une allure que la plupart n’arrivent pas à maintenir sur quelques kilomètres, à des rêveurs inconscients qui n’ont jamais couru que de petits trails locaux le dimanche matin. Mais tous, nous vibrons d’une énergie incroyable, faite d’un mélange d’impatience et d’appréhension.

De 30 degrés au départ la température s’atténue assez vite. Après une brève période de bavardage avec mes voisins, les sentiers monotraces m’autorisent à adopter un rythme régulier, qui, bien que soutenu, ne demande pas trop d’effort. J’arrive au ravitaillement du 36e kilomètre avec un quart d’heure d’avance sur mon plan de course. L’obscurité est tombée. Après m’être restauré je repars avec la lampe frontale.

Je m’enfonce dans ma première nuit de course. J’entre dans le vif du sujet sur un ultra, à savoir les longues périodes solitaires où le mental prend le dessus sur le physique. J’avais prévu de dormir au ravitaillement du Bono, au 54e kilomètre. Tous les experts disent que le commun des mortels doit faire de petites siestes, si possible dès la première nuit. Mais à trois heures du matin, je n’ai vraiment pas envie de dormir. Qui plus est, le ravitaillement est surpeuplé et assourdissant (j’apprendrai bientôt que les pros se trouvent des petits coins tranquilles entre les ravitos). Je repars après une collation rapide mais solide : des pâtes pour l’énergie, de la charcuterie pour le sel et les protéines, et des fruits frais pour le plaisir.

La température a maintenant chuté de manière significative, et une brise légère se lève, suffisante pour rafraîchir ma sueur sans toutefois l’assécher. Je passe donc une veste isolante. Les heures suivantes nous voient parcourir de longues portions de routes goudronnées, aussi dures pour le moral qu’elles le sont pour les jambes.

J’arrive au ravito de Crac’h en même temps que les premières lueurs de l’aube. Je me couche à même le goudron d’un terrain de basket, sans pouvoir trouver le sommeil. Le ravito a reçu les paquets de café, mais pas les cafetières (le ravito du 137e a quant à lui reçu les cafetières, mais pas le café…). Je repars donc sans caféine, légèrement nauséeux et un peu inquiet pour la suite. Mais un lever de soleil phénoménal sur la péninsule de Locmariaquer dissipe bien vite ces petites contrariétés.

La fatigue se fait toutefois sentir, et j’ai mal aux pieds. Les nausées sont de retour et ma faiblesse si apparente que pendant la traversée jusqu’à Port Navalo, le pilote me force à m’asseoir au fond de l’embarcation plutôt que sur les boudins comme les autres passagers. Les quelques kilomètres entre le débarcadère et la base-vie principale d’Arzon sont parmi les plus difficiles sur le plan du mental, les épisodes de marche entrecoupant de plus en plus fréquemment mes tentatives de trotte.

L’arrêt à la base vie est déterminant. Des vêtements propres et secs m’y attendent. Je peux y recharger mon téléphone et ma montre GPS. Et surtout je peux prendre une douche. Une douche ! Certes, le sol de ces vestiaires surpeuplés n’est que très légèrement moins boueux que le rivage du golfe découvert à marée basse, et son odeur bien pire. Certes, la pression d’une longue file de coureurs nus et crottés fait passer l’efficacité du nettoyage avant l’abandon à la chute d’eau délassante. Mais j’en ressors suffisamment détendu pour pouvoir tenter de dormir. Tous les lits de camps étant occupés je m’allonge sur des tapis de sol dans un coin de gymnase, et j’arrive à m’assoupir quelques minutes malgré la cacophonie de quelques centaines de participants, de leurs familles et des bénévoles.

Je repars aux alentours de 11 heures, sous un soleil de plomb bientôt remplacé par un ciel couvert et même des bruines occasionnelles. M’attendent maintenant des dizaines de kilomètres de sentiers, suivant la structure fractale de la côte de granite. Sept heures pour parcourir six kilomètres à vol d’oiseau… Les anglo-saxons possèdent une expression parfaite pour décrire ce que je ressens : « soul-crushing » ; qui broie l’âme. Des heures durant, nous contournons anses et baies, pour nous retrouver constamment en face des mêmes îles. Étoile au sein de ces ténèbres émotionnelles, j’atteins au kilomètre 107 la plus longue distance que j’aie jamais parcouru.

À Sarzeau, ravitaillement du 120e km, je réussis à somnoler encore quelques instants malgré les piaillements d’une famille de volatiles en pleine discussion juste au-dessus de ma tête. Je repars avec des bâtons, admission implicite que le rapport course/marche va désormais s’inverser. Après avoir traversé de nombreux champs inondés, mes pieds sont trempés et mes chaussures lourdes de boue. Je glisse à plusieurs reprises ; sans me blesser, mais cela fragilise mon assurance. La seconde nuit de course commence.

L’étape suivante, faite de longues portions de routes en solitaire, accompagnées par le seul bruit de mes bâtons sur le bitume, m’amène au seuil de l’épuisement. Je suis en mouvement depuis un peu plus de 30 heures. Courir n’est certainement plus le mot approprié pour décrire ma progression. Tant bien que mal, je rejoins Séné, le ravitaillement du 156e kilomètres. Mes pieds sont dans un état déplorable. Une podologue me soigne comme elle peut, vidant mes ampoules, y injectant des solutions antiseptiques, et bandant soigneusement le tout. Je repars dans une nuit d’encre moite et fraîche, clopinant le long de sentiers approximatifs, tenu semi-éveillé par l’intervention d’averses éparses. Et puis au milieu d’un petit bois, je me retrouve nez à nez avec lui.

Il se trouve à dix ou quinze mètres, assis au milieu du chemin. La couleur claire de sa fourrure tranche avec le sol boueux et la végétation sombre qui nous entoure. L’animal semble être de taille moyenne pour un lion. Mais qu’est-ce que j’y connais, moi qui jusque-là n’en ai vu qu’à distance dans des parcs animaliers ?

Sa présence ne constitue pas une impossibilité ontologique (évadé d’un zoo, ou du jardin d’un riche excentrique ? Hallucination due à la fatigue ? Mieux : dernier représentant d’une lignée cachées de félins autochtones encore visibles sur les armoiries de Vitré et du Pays de Léon).

Énigmatique, silencieux.

Pourquoi est-il là ? Garde-t-il le sentier comme Gandalf le gris gardait le pont de la Moria (ou comme le chevalier noir des Monty Python gardait… la planche) ? Est-il intrigué par ces énergumènes puant la sueur et la fatigue qui passent à intervalles réguliers ? Ou bien profite-t-il juste de la relative fraîcheur nocturne contrastant avec la fournaise des journées précédentes, un souvenir des savanes africaines.

Il n’émet pas de rugissement, pas de feulement, pas de grondement ; pas même un ronronnement de plaisir à l’idée du repas à venir.

Il me faut prendre une décision. Je n’envisage même pas de m’enfuir. En temps normal, l’animal m’aurait rejoint en deux bonds. Mais dans l’état où je me trouve, il suffirait au roi des animaux de marcher vers moi d’un pas nonchalant pour m’attraper. Je suis même trop fatigué pour avoir peur. Je lance quelques « Hou! Hou ! » et un « Dégage ! » d’une voix rauque et faible qui ne résonne même pas dans le bois vide

Je fais un pas ; un second. L’instant d’après, le lion d’Armorique a disparu.

J’arriverais à Vannes 38 heures après mon départ.

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